Feuille de route - Lettre ouverte à nos zaïms
Nous étouffons, lâchez prise
L'article de Michel HAJJI GEORGIOU
À l’attention des différents chefs politiques libanais,Messieurs,Se lancer dans la rédaction d’une lettre ouverte qui vous est adressée n’est pas chose aisée. Ma dernière expérience en la matière, qui remonte au moment où un certain nombre de Libanais – d’autres, bien plus radicaux, n’ont pas été dupes un instant – vivaient dans l’espérance de vous voir transformer la conférence de dialogue en porte de salut pour le pays, était, sur ce point, concluante. Certains amis m’avaient bien gentiment fait comprendre, à l’époque, qu’il était parfaitement inutile de s’adresser à vous, parce que, disaient-ils, vous n’écoutez pas, et n’avez en ligne de mire que vos propres intérêts, personnels, communautaires, et qui arrivent parfois à coïncider, par erreur, avec ceux de la nation. J’ai écouté sans broncher. Il est en effet nécessaire d’épuiser les recours avant de décider s’il faut tirer un trait nihiliste sur quelque chose ou sur quelqu’un.Qu’à cela ne tienne, il ne faut pas se laisser aller au défaitisme, d’autant que la sinistrose est déjà suffisamment bien distillée dans notre vie de tous les jours. Au contraire, l’espoir doit nous porter continuellement, pour reprendre le titre d’un ouvrage de combat sur l’énergie de vivre et de survivre, écrit par un Libanais, jeune de surcroît, et paru dans le courant de l’année écoulée.Mais beaucoup de Libanais, et il est question ici de simples citoyens, qui n’ont pas le luxe de s’enfermer comme vous dans des tours d’ivoire, doivent sans cesse se convaincre, chaque matin au réveil, qu’il ne faut pas se laisser abattre par tout ce fiel injecté au jour le jour dans le discours et la pratique politiques. Qu’il ne faut pas se laisser démonter par cette omniprésence des intérêts privés dans les affaires publiques, ou encore de la démagogie ambiante et de l’absence d’esprit démocratique qui semblent inlassablement voués à présider aux destinées de cette société, sans aucun souci, ou si peu, du dilemme auquel de plus en plus d’individus sont confrontés chaque jour : partir, ne pas partir. Avec une question poignante en filigrane, puisqu’elle résume tout le malheur de générations successives entières : « Mais qu’est-ce qui me retient encore dans ce pays ? »Si l’an dernier, messieurs, malgré l’horreur des attentats et la peur de l’inconnu, beaucoup évitaient de se poser la question, ou tout au moins d’y apporter une réponse, la situation a changé. Il y a, désormais, dans le désordre : le poids de la politicaillerie, le bruit sordide des engrenages communautaires, le choc des insultes que vous vous projetez mutuellement en toute irresponsabilité, ainsi que cette bien fâcheuse manie de considérer que les femmes et les hommes qui vous ont accordé leur confiance pour que vous les meniez à bon port comme de simples chiffres, de vulgaires acquis, et, surtout, ce fait de prendre des décisions unilatérales en pensant que vous possédez un pouvoir de vie ou de mort sur vos sujets ; bref, tout cela a contribué à modifier la donne. Bon nombre de ces individus sont dégoûtés, écœurés. Ils ne font plus de grands écarts pour éviter de se poser la question létale : ils s’efforcent d’y apporter une seule réponse, presque toujours la même. « N’importe où, mais ailleurs. »Messieurs,Depuis l’océan de vie du Printemps de Beyrouth, la sinistrose a contaminé l’ensemble du pays, et vous y avez grandement contribué, à travers vos interminables querelles politiques et votre incapacité, jusqu’à présent, à donner corps, ne serait-ce qu’un tantinet, à l’État – exception faite, et l’hommage est de circonstance, à Fouad Siniora. Cet État, apparemment voué à rester cette merveilleuse chimère dont on use, non sans cynisme, pour consoler les amoureux transis, ceux qui ont perdu toute illusion mais qu’il faut cependant maintenir en vie, dans l’espoir qu’il y ait, justement, de l’espoir. Non que vous ayez hérité d’une situation prodigieuse, d’une conjoncture mirifique : on ne vous demande pas l’impossible, d’ailleurs, personne ne vous a rien demandé, dans l’absolu. Vous aspirez toutefois à jouer les premiers rôles, cela vous impose donc, de facto, certaines responsabilités, certains devoirs.Les jeunes veulent s’en aller. À défaut d’entrer dans une certaine forme d’exil psychologique ou encore de résistance désespérée sans aucune chance de réussite. Ils veulent partir, et c’est compréhensible. Ils en ont ras le bol, de cette culture de mort qui les étouffe, qui les assaille, sans cesse. Déjà qu’elle ravage Gaza et Bagdad, elle n’a pas besoin de porte-voix au Liban. Oui, messieurs, parfois les mots suffisent à tuer.La société aspire à autre chose. Elle aspire à respirer. Les étudiants doivent avoir autre chose à faire que de s’entretuer sur leur campus au nom de vos slogans stériles. Ils sont, en puissance, la plus belle dynamique de réforme que ce pays a connue. Il suffit pour cela que vous acceptiez de les libérer, de rompre le cordon ombilical, de leur permettre de faire usage de leur créativité. Les artistes sont déprimés. Tout, dans le pays, les renvoie aux ténèbres de l’avenir, alors qu’ils peuvent transformer ce pays en un immense et perpétuel festival de vie, qu’ils ont cette pierre philosophale capable de refaire du Liban le pôle de rayonnement culturel dans la région. La société civile aspire à une culture de vie, de joie, de lumière, loin de vos marécages, loin de cette censure morale que vous exercez naturellement sur ses moindres mouvements, à travers vos actes et vos déclarations incendiaires. La société civile peut rebâtir ce pays, elle a toute l’énergie de vie, toute la volonté pour le faire. Et ce ne sont pas les femmes et les hommes qui manquent pour le faire.Messieurs,Vous nous étouffez.Ne partez pas. Le pays est à vous autant qu’il est à tous les Libanais. Mais tenez-vous un instant à l’écart, lâchez un peu les brides.Laissez le Liban respirer. Il n’en sera que plus beau et plus fort, à l’image de ses habitants. Un véritable espace de vie.Michel HAJJI GEORGIOU